jackguitar

la guitare éclectrique de Jacques Vannet

Jack a dit...

Sur Luis Mariano

Luis Mariano entrouvre le rideau et s'avance, complet blanc, cravate bleu ciel. Il s'avance lentement, en chaloupant quelque peu, à la manière d'un mannequin qui présenterait une nouvelle coupe de pantalon. Le sourire tout blanc accompagne cette démarche : ce sourire restera là toujours, à peu près de la dimension et de la forme d'une pièce de cent sous, découvrant les incisives, les canines et, m'a-t-il semblé, une partie des prémolaires. « Toutes mes chansons, vous vous en doutez, vont avoir un point commun : l'amour. » Il glousse et se dandine un peu, nous regarde avec tendresse, du ton dont une maman dit à sa fille le jour de sa fête : « Et maintenant, j'espère que tu te doutes du dessert : c'est celui que tu aimes, des œufs à la neige. » Il est insignifiant. Bien plus : il a une manière insignifiante d'être insignifiant. Il n'est ni odieux ni hystérique. Il est minuscule dans la vulgarité, imperceptible dans la stupidité. Il décourage l'indignation. Les paroles de ses chansons n'ont même pas assez d'existence pour pouvoir être idiotes. La musique n'atteint jamais le degré de consistance où l'on pourrait s'apercevoir qu'elle est mauvaise.

Jean-François Revel (1966). Contrecensures , Jean-Jacques Pauvert

La musique d’ameublement

Erik Satie est un musicien à part dans l'histoire de la musique ; il est l'auteur d'une musique à la fois savante et naïve, tour à tour complexe ou enfantine.

Sa musique est à son image, pleine de contradictions, mais de contradictions assumées, donc qui nourrissent son travail. Satie se définit lui-même comme un prolétaire de l'art ! Il a du dédain pour les musiciens laborieux et en même temps, il est allé reprendre trois années de cours à la Schola Cantorum, à l'âge de 40 ans passés… Complexe le bonhomme je vous dis ;-) Erik Satie ne semble avoir suivi aucune école en particulier et ne fera pas école à son tour. Son œuvre a déjà été oubliée et redécouverte, ce qui est dû au côté intemporel de sa musique, signe de jeunesse éternelle ;-)

La musique d'ameublement

Une musique instrumentale basée sur quelques mesures répétées ad libitum, sans thème, sans développement : des arabesques sur un fond mosaïqué, des figures rapportées sur une tapisserie. A cette transposition sonore de procédés dérivés des arts plastiques, Satie a donné le nom de musique d’ameublement. C'est une tentative de faire de la musique un objet plastique.

musique d'ameublement

Définition selon Satie

 

La Musique d’ameublement est foncièrement industrielle. L’habitude – l’usage – est de faire de la musique dans des occasions où la musique n’a rien à faire. Là, on joue des Valses, des Fantaisies d’Opéra & autres choses semblables, écrites pour un autre objet. Nous, nous voulons établir une musique faite pour satisfaire les besoins « utiles ». L’Art n’entre pas dans ces besoins. La Musique d’ameublement crée de la vibration ; elle n’a pas d’autre but ; elle remplit le même rôle que la lumière, la chaleur & le confort sous toutes ses formes.
Exigez la Musique d’ameublement.
Pas de réunions, d’assemblées, etc. sans Musique d’ameublement.
Pas de mariage sans Musique d’ameublement.
Ne vous endormez pas sans entendre un morceau de Musique d’ameublement, ou vous dormirez mal.

Erik Satie

 

Satie a écrit de petites pièces courtes qui cherchent à sortir l’auditeur du face-à-face romantique et personnalisé avec le compositeur, pour enlever à la musique tout caractère de message psychologique ou esthétique, et faire de celle-ci l’équivalent d’un élément de l’environnement, comme une tapisserie, un meuble, un objet fonctionnel concret et décoratif.

quand on pense qu’aujourd’hui Bach sert à faire pondre les poules et les ménagères à remplir leur caddie…

Dès 1906, un Prélude en tapisserie signale ses premiers essais d’organiser une œuvre assez étendue par motifs disjoints – brèves structures fermées par des cadences et assemblées sans transition, dans des tonalités éloignées, ce principe rapproche cette musique des peintures cubistes de Picasso.

Arthur Honegger a inauguré le genre en présentant, en 1919, à la salle Huygens, de petites pièces pour la musique d’ameublement inventée par Satie.

Le 8 mars 1920, Satie fait un essai de musique d’ameublement à la galerie Barbazanges, faubourg Saint-Honoré, pendant les entr’actes de la pièce de Max Jacob, Ruffian toujours, truand jamais. Afin que la musique semble provenir de partourt, les clarinettes ont été placées à trois coins de la pièce, le piano à un quatrième et le trombone dans une loggia au premier étage. La musique fait entendre sans relâche les mêmes thèmes d’allure populaire (équivalent sonore des esquimaux glacés). Les visiteurs étaient priés d’agir comme si la musique n’existait pas mais cette première est un ratage puisque les gens regagnent leur chaise. Je pense que c’est la présence des musiciens, il faudra attendre le disque pour avoir une musique d’ameublement digne de ce nom…

La Musique d’ameublement conserve l’immobilité d’un décor de théâtre, elle se borne à donner le ton, « à préparer nerveusement les spectateurs », exactement comme le faisait la musique religieuse médiévale.

Une musique qui imite un mobilier ou une tapisserie n’a plus ni perspective ni profondeur ; elle rend aux sons leur signification première. Elle devient vecteur d’égalité entre les auditeurs. Elle casse les réflexes d’écoute codés par une certaine société. Adieu les musiques « immobilières », propriétés de classe, vive l’avènement d’une musique qui n’a plus d’esthétique ni de vérité.

Satie s’est, le premier, risqué aux frontières incertaines entre l’art et la vie. Meubler de musique le temps des passants, c’est en effet modifier le rythme de leurs pas, le son de leur voix, les contraindre à prendre une contenance, à poser leur voix et leur regard.

La musique d’ameublement constitue, disait-on, une véritable atteinte à la dignité de l’art ! Ce ne serait vrai que si Satie avait eu le respect de lui-même…

La marchandisation de la musique

Ce qui est certain, c’est que Satie pressentait l’évolution du marché musical. A elle seule, la musique d’ameublement en porte témoignage. Elle anticipe la transformation du mode de consommation musicale. Avec l’avènement du « transport magique des sons », dont son premier biographe, Pierre-Daniel Templier (l’auteur de la première biographie de Satie publiée en 1932) semblait redouter les effets, c’est toute la musique qui est devenue d’ameublement. Le prétendu attentat à la dignité de l’art comportait une dimension visionnaire !

« Puisque la valeur esthétique risque d’être aliénée par la marchandise, il ne faut pas se défendre contre l’aliénation, il faut aller plus loin dans l’aliénation et la combattre avec ses propres armes. Il faut suivre les voies inexorables de l’indifférence et de l’équivalence marchandes et faire de l’œuvre d’art une marchandise absolue. »

Jean Baudrillard, Warhol, Silkscreens From The Sixties, Shirmer/Mosel, 1990

Il s’agit, dès cette époque, d’anticiper une possible marchandisation de l’art. À la manière des cubistes introduisant des fragments de « vrais » journaux, des clous, une imitation de cannelure, la musique d’ameublement se confronte à l’aspect industriel, fabriqué. Il s’agit de dépasser la figure du musicien-artisan ou de l’artiste traversé par le divin pour lui opposer le musicien-travailleur, le fabricant d’objets industriels, reproduits à l’identique et dont le but est de satisfaire un besoin non pas esthétique, mais vital. La déclaration de Satie anticipe l’idéologie commerciale de la firme Musak (fondée en 1934) et de la « musique d’ascenseur »… La musique d’ameublement fut la toute première Muzak ; Milhaud a écrit

Satie avait raison : de nos jours, les enfants et les femmes au foyer remplissent leurs maisons avec de la musique “virtuelle”, lisant et travaillant au son de la radio. Et dans tous les lieux publics, les grands magasins et les restaurants, les clients baignent dans un flux ininterrompu de musique. C’est de la musique d'ameublement, entendue, mais pas écoutée.

Et même si aujourd'hui, ça dérange beaucoup d'entre nous que la musique soit  toujours présente (la bande-son de nos vies), dans les années vingt c’était une idée révolutionnaire. Pour Cage, la musique d’ameublement fut importante, car c’était un nouveau contexte pour la musique, et un contexte en rupture avec la tradition de la salle de concert. Elle était également importante d'une manière que n’avait pas conçue  Satie. A savoir : pour Satie, la musique d’ameublement ferait partie des sons de l'environnement, alors que pour Cage, les bruits de l'environnement sont la musique. Le meilleur exemple en est 4'33

Epilogue

Atteint de pneumonie aggravée par ses abus de boisson, Erik Satie mourut le 1er juillet 1925, à l’hôpital Saint-Joseph de Paris.

Citations

« Messieurs les artistes, foutez-nous donc la paix ! », Francis Picabia

« Il était prodigieusement musicien », Albert Roussel, son professeur à la Schola Cantorum

« Trop fréquentes répétitions du même motif », Vincent D’Indy, son professeur à la Schola Cantorum (correction d’un devoir de Satie)

« Mes chorals égalent ceux de Bach avec cette différence qu’ils sont plus rares et moins prétentieux », Erik Satie

« Il ne faut pas prendre simplicité pour le synonyme de pauvreté ou pour un recul… Un poète a toujours trop de mots dans son vocabulaire, un peintre trop de couleurs sur sa palette, un musicien trop de notes sur son clavier », Jean Cocteau, Le Coq et l’Arlequin

« Une musique présente, comme dans le domaine visuel les figures du papier mural, les corniches du plafond, le cadre du miroir, mais à laquelle on ne prête aucune attention »,Darius Milhaud

« La musique au cinéma est un papier peint pour le film. », Igor Stravinski

« Qu’on me bâtisse une musique où j’habite comme dans une maison », Jean Cocteau

« La première vraie Furniture-Sculpture est une citation d'Erik Satie à propos de la musique d'ameublement, qui m'a toujours fasciné. De même, quand j'ai réalisé des tapis, je les ai présentés avec une musique de Satie. Quand Satie a fait cette musique d'ameublement qui devait accompagner un vernissage, il souhaitait que personne n'écoute cette musique. D'ailleurs, lors de la présentation des tapis et de la musique de Satie dans une soirée mondaine, personne n'écoutait la musique ni ne voyait mes tapis. », John Armleder

Fernand Léger rapporte une conversation avec Satie : Nous déjeunions, des amis et lui dans un restaurant. Obligés de subir une musique tapageuse, insupportable, nous quittons la salle et Satie nous dit « Il y a tout de même à réaliser une musique d’ameublement, c’est-à-dire une musique qui ferait partie des bruits ambiants, qui en tiendrait compte. Je la suppose mélodieuse, elle adoucirait le bruit des couteaux et des fourchettes sans les dominer, sans s’imposer. Elle meublerait les silences pesants  parfois entre les convives. Elle leur épargnerait les banalités courantes. Elle neutraliserait en même temps les bruits de la rue qui entrent dans le jeu sans discrétion. Ce serait répondre à un besoin. »

Bibliographie

  • Anne Rey, Erik Satie, Solfèges, SEUIL, 1974 (A qui j'emprunte beaucoup de choses…)
  • Éric Satie, Écrits, Paris, Champ Libre, 1977
  • Marc Bredel, Erik Satie, Editions Mazarine, 1982
  • Vincent Lajoinie, Erik Satie, L'Age d'Homme, 1990
  • Richard Kostelanetz, Conversations avec John Cage, Editions des Syrtes, 2000
  • Jean-Pierre Armengaud, Erik Satie, Fayard, 2009 (magnifique ouvrage, très complet sur Satie)
  • Sébastien Arfouilloux, Que la nuit tombe sur l'orchestre. Surréalisme et musique – Les chemins de la musique, Fayard, 2009
  • Pierre-Yves Macé, Musique et document sonore – Enquête sur la phonographie documentaire dans les pratiques musicales contemporaines, Les presses du réel, 2012

 

Sites web

Une réponse

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.